je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu'on appelle nous
~ Tristan Tzara, dans l’Homme
approximatif
Quand j’étais petite, le français était la langue de la
civilisation, de l’école, des livres, des gens de l’extérieur. Chez moi, au
plus chaud du foyer, je parlais alsacien, un dialecte germanique de France. Je
parlais un alsacien teinté des dialectes rapportés par mes grands-parents venus
de l’est. Un alsacien avec quelques mots de français bidouillés, lorsque j’en
avais besoin pour dire quelque chose, et que le vocabulaire me manquait. On
fait avec ce qu’on a sous la main, et si ça fonctionne, on garde [ceci devrait
vous rappeler quelque chose #witchesdoitbetter ].
A l’extérieur de chez moi et d’une cellule familiale très
restreinte, il ne me serait jamais venu à l’idée de parler en dialecte. Langue
de bouseux, d’illettré, de nazi. Pas simple d’avoir comme langues mères des
ennemies ancestrales. Des langues qui renvoient à des expériences
fondamentalement différentes de la Réalité (de la quoi ?!), l’une ancrée
dans l’enfance et ses perceptions, l’autre dans le monde du raisonnable et du
bien sous tous rapports. Et chacune avec une histoire compliquée et bien
souvent manipulées à des fins politiques.
Je pourrais m’étendre là-dessus mais ça n’est pas vraiment l’objet.
Ce qui est intéressant c’est que ce bilinguisme assez conflictuel m’a très tôt
fait prendre conscience de quelque chose ; c’est qu’il existe un Monde,
des Mondes, au-delà du Nommé. Que les mots sont teintés d'idéologies et de conceptions normées. Lorsque parfois ma parole, ou même ma pensée, a
pu bloquer face à la difficulté d’exprimer quelque chose par manque de mots,
lorsque l’hésitation entre la langue à utiliser s’est manifestée, lorsque dans
une situation je me suis sentie bousculée dans l’une ou l’autre de mes
identités (interpelée sur mon accent, invitée à parler en alsacien en public,
par exemple), lorsque les deux langues entrent en conflit dans un même instant,
le seul refuge possible, qui n’était pas oppressant pour moi, qui était à la
fois espace de liberté, de silence, et de sens non dogmatique, était ce Monde entre les Langues.
Lorsque j’ai commencé à méditer, puis à pratiquer la sorcellerie et la magie, j’ai
retrouvé avec étonnement des sensations vécues
dans ces moments de trouble linguistique ; et j’ai eu très vite l’intuition
que le gros du travail, pour avancer sur ma voie, serait de dégager la route vers
ce Monde pour mieux y pénétrer. D’extraire la Conscience des liens tissés par
les mots pour la libérer de toute restriction, de toute oppression.
Au vu de certaines pratiques recommandées lorsqu’on débute,
comme celle de « l’unnaming » de Phyllis Currott, je n'étais peut-être
pas tout à fait à côté de la plaque.
A force de pratiques, de lectures, de réflexions et d’expériences
de vie, ce Monde m’est devenu plus accessible. Ou plutôt, comment dire ? J’ai
perçu que j’y étais en permanence. Que nous tous y sommes en permanence. Je ne
sais pas vraiment à quel moment, ou suite à quoi, ça s’est fait. Une simple
prise de conscience que je marche toujours à la frontière entre ici et
ailleurs. Que la liminalité est un espace d’exploration en tant que telle. Et qu’à vrai
dire, il n’y a pas de frontière ; la liminalité est partout. Et pour
commencer, à l’intérieur de soi.
Et l’ourse dans tout ça ? La voilà, oui, enfin. Elle
est ma première alliée dans cet « Autre » Monde où les mots n’existent
pas, où seule réside la Conscience. Elle est l’animal, l'atavisme (? cacedédi à Nemn) qui m’aide à m’y glisser
doucement. Qui m’aide à ôter les étiquettes-mots des "objets" qui m’entourent afin de
les expérimenter pour Ce qu’Ils Sont "Réellement".
Je suis sûre qu’elle peut aider qui le souhaite sincèrement à
faire de même, et c’est le propos de mon article. Oui, j'y viens.
Bedtime stories, Jessica Boehman
L’ourse a commencé à se manifester chez moi dans des
visions. Au début, j’aimais simplement son côté lent, chthonien, bourru et
solitaire dans lequel je me retrouvais aisément, et je recherchais ce contact. Le simple plaisir d’avoir
trouvé un animal qui faisait écho en moi, moi qui n’était en apparence que peu
sensible à la médecine des animaux, a rapidement cédé la place à des
expériences plus signifiantes.
Je la retrouvais sous terre, quelque part, parfois sous un arbre, parfois sous
la neige ; elle m’accueillait sous sa fourrure, me couvrant entièrement,
comme son petit, me laissant dormir contre elle, sous elle, tandis qu’elle-même
hibernait. C’est, comme elle me l’a fait comprendre, sa Grande Hibernation, qui
ne s’arrête jamais - même si, à vrai dire, elle se manifeste aussi à moi,
simultanément, en état de veille. C’est le premier enseignement qu’elle m’a
délivré : Il n’y a pas de différence entre veille et sommeil ; entre rêve
et non-rêve. Entre vision et réalité. Entre états conscient et inconscient.
L’Ourse est celle qui ouvre les yeux du sommeil. Y compris
lorsque le corps semble tout à fait actif et réveillé.
Pour me faire comprendre ça, elle m’a parfois coupé de tous
mes récepteurs sensoriels, en fermant mes yeux, en bouchant mes oreilles, en m’amenant
à garder les lèvres closes et à ralentir mon souffle, dans l’immobilité la plus
parfaite. Suffisamment chaude et rassurante pour faire taire l’esprit,
suffisamment aimante pour permettre à l’âme de se déployer dans le silence
enfin retrouvé, et ce sans que l’angoisse surgisse. J’ai fait assez tardivement
le lien entre ces rencontres avec l’Ourse avec une pratique tantrique que je
trouve assez éprouvante, le yoni mûdra, ou « sceau de la déesse ». Je
ne l’ai explorée que peu de fois car elle réclame une bonne préparation pour
être réalisée de manière optimale. Mais elle est une extraordinaire technique
de purification et d’éveil du troisième œil ; le chemin n’est pas tout à
fait le même, certes, mais ce que j’ai pu vivre, ainsi "endormie" auprès de la
Mère Ourse, trouvant le repos et la paix avec elle, dans un même Sommeil, m’a également appris à Voir. Et je ne peux que vous inviter à vous y essayer.